La gourmandise se heurte au noir et blanc. . L’image rend compte d’un volume mais également d’une texture, et ce par l’aspect. La brillance d’un glaçage, le sucre poudré, les volutes de mousses.
Céline tente une description : « Ca s’appelle mille-feuille, mais dans les trois cas il y a, en gros, trois grosses couches de…. » Julie : « …Feuilles.» Céline : « Merci de m’aider. » Noémie est sceptique : « En fait on nous a menti, il n’y a pas mille feuilles. » Oriane : « Il n’y a jamais eu mille feuilles dans un mille-feuille. »Seule Emilie a compris l’appellation : « Si, la pâte feuilletée ce ne sont que des petites feuilles. »
Cette dénomination demande une explication mathématique :
A l’étape 1, l’abaisse (la pâte) est composée de 2 ‘feuilles’ de pâtes, séparées par 1 couche de beurre
après le tourage, les strates sont au nombre de
après le deuxième tourage,
en répétant deux fois le processus on obtient
sachant qu’un gâteau est composé de 3 couches de ce feuilletage, le nombre total de feuilles de l’architecture est de , bien plus que mille. La dénomination du mille-feuille amoindrit la réalité de sa composition.
XVI : La qualité la plus indispensable du cuisinier est l’exactitude : elle doit être aussi celle du convié 2 . Mes invités jugent avec des mots justes ce qu’ils voient. Julie: « Je trouve qu’il a une bonne tête de bon manger. ».
Le montage du gâteau est l’agencement équilibré d’une composition harmonieuse. Ma première expérience n’est ni équilibrée ni harmonieuse constate Oriane : « Ca devrait être une mille-feuille…c’est sûrement un mille-feuille ! » Olivia réalise alors la nature de ce qu’elle a sous les yeux : « Hennnnnnnnnnnnnn… C’est clair que ça n’a pas la tête d’un mille-feuille. Voilà, tu as créé quelque chose, tu peux le déposer si tu veux ! » Je persévère mais ce n’est pas encore tout à fait ça. Oriane : « Je peux dire un truc ? Ca ne ressemble toujours pas à un mille-feuille. » Noémie : « Je n’osais pas le dire. »
Mais je m’améliore les dernières réactions témoignent de mes progrès. Oriane complimente : « Il est joli ! » Emilie s’extasie : « Oh, il est trop beau !» Julie s’émerveille : « Il est magnifique ! » Dom siffle et fantasme déjà : « On peut faire des trous dedans. »
Dans quelles conditions peut-on manger un mille-feuille ? Oriane réfute presto mes propos : « Dans la rue c’est impossible. Un mille-feuille il faut une assiette ou un carton en dessous…et il faut une table… et de préférence un couteau, parce que si tu prends la cuillère.. Tchhh. (Elle mime son action et ses conséquences.) Et tu as toutes les couches qui se relèvent de l’autre côté. » Olivia ajoute : « Les trucs 3 que tu manges dans la rue ce sont seulement les trucs en un morceau. » Hé oui, pas en un millier de feuilles.
Les gourmands se trahissent facilement.
Oriane
- Pourquoi tu as trois assiettes ?
Emilie
- Parce que, c’est comme ça, c’est moi. ! Et j’ai goûté dans le plat…
Oriane
- Ah ouai, comme ça ?
Emilie
- Ben ouai… sur le tas.
Le partage n’est pas toujours évident à réaliser. Julie, en découpant : « C’est une mission de découper ça équitablement. » Elle semble avoir des soucis : « Moi c’est tendu parce qu’il y a tellement de crème que… (tout s’effondre) Le salopio ! » « La crème se barre trop en live ! » Elle anticipe les éventuelles complications de son action: « Et là, en le portant dans l’assiette, il se retourne et il se casse la gueule ! » Certaines voient les choses de façon positive comme Emilie : « Moi j’ai le plus gros. », d’autres…moins. Julie: «Moi je commence par me mettre des miettes partout. ».
Emilie , s’adressant aux trois autres convives :
- C’est la même grandeur que celui qu’on a mangé à dix ?
Oriane
- Non, il est plus grand.
Emilie
- Tout va bien.
Les dimensions de l’objet poussent à des comparaisons peu flatteuses. Oriane : « C’est comme les trucs au Mac Do. Les maxi super je sais pas quoi. » Olivia : « Ne compare pas sa bouffe au Mc Do ! » Merci Olivia.
Je propose les armes :couteau, cuillères. Les techniques d’approchent diffèrent. Julie expose sa technique : « Moi, je pense que je vais opter pour le couteau. Je vais couper en deux et y aller avec les doigts. » Céline : « Je sens qu’il y a une caméra qui nous filme. » Pas totalement faux…
Julie démasque mes intentions sadiques : « On va s’en mettre partout c’est ça ? » Emilie m’interroge : « Comment tu arrives à tout percer? » , mais je ne répondrai pas, Julie avait raison. Dom se débrouille : « On va attaquer le gâteau… (il plante la cuillère). Ah ouai. (Il rigole). Ca va être galère…bon, Rose, ça ne te dérangera pas si j’y vais au doigt ? » A mon avis, un deuxième ne sera pas de trop.
Yoann présente le bilan de son expérience du mille-feuille : « Le problème c’est l’attaque de la couche supérieure. Quand tu passes dans les couches inférieures et que tu descends jusqu’en bas, parfois la structure s’affaisse. Là, tu fais un gros pâté. » En effet : « C’est un carnage mon assiette » déplore Céline. De même qu’Emilie : « Moi le mien il est tout défait. » Tout le monde n’a pas le soucis de conserver l’architecture stratifiée: « Moi je m’en fout que ça se pète la gueule. » s’exclame Céline.
Certains préfèrent la division horizontale au découpage vertical. Sacrilège !! Rien de tel que la métaphore politique pour argumenter son propos et Yoann s’y emploie : « Si tu manges le mille-feuille strate par strate tu le dénatures. C’est comme si tu construisais une société avec des couches sociales différentes, tu les écartes et tu ne favorises pas le mélange. Le mille-feuille c’est un metling pot, c’est le métissage. » Il ne convainc pas tout le monde et certainement pas Emilie : « Sauf que quand tu découpes un mille-feuille tu n’as pas toutes les strates, tu as la strate du haut avec la strate du bas qui glissent. Ce n’est pas un melting pot, c’est une bouillie. » Et elle ne démord pas de son idée.
Noémie
- Couche par couche, ah non !
Emilie
- C’est bon, tu vas être obligé de la faire alors tais-toi !
Noémie
- Non, je vais le manger en sandwich.
Emilie
- C’est ça, c’est ça !!!
Emilie, qui s’était finalement rangée à notre thèse, voit ressurgir son inhibition : « Là, franchement, Rose, comment veux-tu couper les trois couches en même temps ? Tu as vu la hauteur du truc ? » Elle tente même de négocier : « Il faut manger couche par couche… allé, maximum deux par deux. »
Ceux qui aiment le sucre glace…aiment le sucre glace… Emilie: « Moi ce que j’aime c’est qu’il y a le sucre glace. » …et le réclament… Dom: « Il manque juste la couche de sucre au dessus, la petite déco et voilà. ».… ou le vole… Sarah dénonce : « Tu as vu ce que tu as fait. Tu as pris la première couche et tu as laissé tout le reste !! » Emilie : « Non c’est toi ! ». Et celle-ci se répète: « Moi ce que j’aime c’est qu’il y a le sucre glace. » La gourmandise mobilise des capacités de régressions infantilisantes. Les enfants que j’interroge ne partagent pas le même avis. Thomas, alléché par la vue du nappage glacé veut commencer « Par le haut », qui n’est pas à la hauteur de ses espérances : « J’aime pas. J’aime pas du tout. » De même que Rémy : « J’aime pas trop le sucre. Le sucre c’est trop sucré. »
Le glaçage sucré est à la fois un décor visuel, et une composante gustative. Il est un plaisir des yeux avant d’être un plaisir pour la bouche. Appelé fondant, cette préparation est faîte de sucre, de glucose et d’eau. J’en trouve chez G. Detou., entre la rue Montorgeuil et la rue Etienne Marcel . Le vendeur me propose un pack de 4 kilos de pâte feuilletée, un kilo de poudre à crème pâtissière. Je repars avec mon kilo de fondant.
Nicolas, pâtissier chez Daloyau, m’explique comment réaliser le graphisme zébré. Le fondant est réchauffé à 35 degrés. On en réserve une petite quantité que l’on colore avec quelques grammes de cacao en poudre. Ensuite on étale la couverture blanche sur toute la surface du gâteau. A l’aide d’une douille (je me contenterai d’un cornet en papier) on dessine sur toute la largeur du gâteau de fines raies parallèles et équidistantes. Les lignes foncées s’incrustent dans la pâte blanche. Ensuite à l’aide d’une lame on entaille la surface encore molle, perpendiculairement aux raies. Le touché de la lame brise la géométrie des lignes sombres. Le tracé se comble avant que le fondant ne se solidifie, effaçant ainsi le passage de l’ustensile. Le secret des marbrures est percé. La célérité et la dextérité sont nécessaires à la réussite de cette finition.
La meilleure expérience fut collective. Nous partagêames de façon barbare un mille-feuille géant. Sarah : « On mange comme ça ? Tu ne coupes pas des parts ? Sérieux, on le mange comme ça ? Comment on l’attaque ? ». Dom : « C’est le poisson d’avril. Il faut le manger sans les mains. » La métaphore guerrière surgit au début des opérations… « On fait une ouverture ? » demande Sarah…puis reparaît en fin de session. La bataille pour le dernier morceau est terrible. Les cris et les rires empêchent de prononcer une parole. Les derrières se lèvent des chaises pour avoir plus de prise sur le gâteau. Emilie y va au doigt et manque de se faire insulter. Sarah pousse un cri hystérique. Julie observe le carnage. Et Oriane applaudit la bataille.
Mes invités jugent avec profondeur ce qu’ils goûtent. Julie : « C’est trop balaise. » Dom : « C’est vrai qu’avec la crème qui a coulé c’est un peu bourrin. » Ils savent trouver des mots personnels. Julie : « Il est grave meilleur. ». Emilie : « C’est du feuilleté, mais quelque chose de ouf ! ». Les mots pour le dire diffèrent des mots pour le décrire : « Avec les feuilles très fines de pâtes, la crème mousseuse, on obtient un gâteau délicat, craquant et fondant à la fin. » .
Leur jugement critique s’appuie sur des arguments forts. Emilie : « Celui là il est bon parce qu’il n’est pas trop sucré. Et il est fin, comment dire, il n’est pas gras, enfin si il est gras, mais… » Thomas goutte séparément chacune des composantes, le glaçage : « J’aime pas du tout. », la garniture : « J’aime pas trop la crème. », le feuilletage : « J’aime mieux la pâte. », puis teste l’association qui définie la nature du mille-feuille : « J’aime un peu ça. C’est tout. »
Il n’a pas encore l’âge de l’indulgence, son verdict est sans appel : « J’aime pas trop. J’aime pas la vanille. J’aime que la pâte. C’est tout ce que j’aime. Que la pâte (…)J’en veux plus. Si tu veux tu peux prendre un bout. » Il part dans sa chambre.
Leurs réactions sont inattendues. Oriane : « C’est très bon mais je trouve que ça n'a pas le goût de mille-feuille. » Dommage, c’était pourtant l’objectif. Vianet : « C’est étouffe chrétien. »
Mes hôtes ne trouvent pas toujours les mots de la réminiscence. Rémy juge l’alliance des goûts : « Le mélange ça me fait penser à quelque chose mais je n’arrive pas à me souvenir quoi. » Julie dissocie les saveurs : « Le goût caramélisé du sucre glace ça me fait penser à quelque chose d’autre que je mangeais. Je n’arrive pas à savoir si c’était une pâtisserie. » Emilie: « Attention petite madeleine ! »
Ils trouvent matière à comparaison avec d’autres pâtisseries. Julie : « Ca me fait penser aux cœurs de palmiers. Les gâteaux entièrement faits en pâte feuilletée. Je trouve que le dessus du mille-feuille, qui est bien caramélisé, a un peu ce goût là. » Oriane : « On dirait des bugnes. » C’est dire si la mise en place est ratée. Julie : « Je trouve que la garniture ressemble à du flan. » Emilie : « Je préfère le premier, à la vanille. Le second ressemble au Paris-Brest et on sent moins le feuilleté. » Emilie, en goûtant la crème : « On dirait de la glace. » Julie : « Il est bon mais je trouve qu’il a un goût de frangipane, ça me fait penser à la galette des rois. »
De la langue au cerveau, l’imaginaire génère des délires gustatifs. Dans ces cas là, l’interlocuteur interroge ses papilles à la recherche du goût évoqué, en vain.
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